mardi 2 octobre 2012

Tu m'envies?

« Qu'est-ce que je t'envie, tu as tellement de chance »... Depuis que j'ai fait le choix de changer de vie, tu me le dis assez régulièrement. Oui, j'ai décidé de te tutoyer même si tu es multiples. Au début, je cherchais à comprendre ce qui te faisait dire ça. « Ah oui, qu'est-ce que tu veux dire par là ? ». Oui, j'avais besoin de comprendre ce qui te pousse à me dire ça. « Tu es libre, tu fais ce que tu veux, t'as une vie rêvée, tu ne rends de comptes à personne, etc... ».

Tu as raison : je vis dans une région magnifique, dans la petite maison dont je rêvais. J'ai une qualité de vie incomparable. Je fais mes choix en fonction de mes envies, de mes besoins aussi. Je pars en vadrouille régulièrement. J'explore, je prends le temps, j'apprends et je me nourris de tant choses (et je ne parle pas de nourriture là, tu vois ce que je veux dire j'espère). C'était valable avant aussi.

Tu m'envies ? J'ai tellement de chance ? Tu as raison : je suis privilégiée. Je ne suis pas isolée. J'ai le soutien de ma famille, de mes amis. Ils croient en moi, m'encouragent, me poussent, m'aiment.
Dis-moi, tu crois que ça m'est tombé tout cuit dans le bec tout ça ? Et je vais te dire...je n'en peux plus d'entendre ça. Comme si mes choix et la vie que j'ai aujourd'hui relevaient du miracle, de la bonne volonté des Bisounours et que ça m'avait été livré sur un plateau.


Laisse-moi te dire que tout a un prix. Ma liberté que tu m'envies tant a un prix. Le prix de l'insécurité, des nuits sans sommeil à me demander de quoi demain sera fait . Le prix de l'incompréhension et du regard sociétal.
C'est un « package deal » : je suis « libre » mais j'ai aussi tout ce qui vient avec. Bien avant mon changement de vie déjà.
Ma qualité de vie vient avec les incertitudes, les doutes, les peurs et les angoisses qui ne cèdent pas malgré l'épuisement. Tu veux que je te parle des médicaments qui ne parvenaient même pas à apaiser mon corps et déconnecter mon cerveau pour que je puisse dormir 4h d'affilée ? Tu veux que je te parle de l'impression de couler à pic dans les abysses lorsque du sable vient gripper les rouages ?
Tu veux que je te parle de la solitude qui m'embourbe parfois comme la pire des mélasses ? Parce que être « libre », faire des choix et les assumer demande une putain de volonté même s'il y a aussi en moi une petite effrayée et submergée. Combien de fois je suis rentrée chez moi, du temps de ma vie d'avant, après une journée cataclysmique et que je n'avais personne à qui en parler pour évacuer un peu. Tu vois, les amis, tu ne les appelles pas à 22h pour te déverser parce qu'ils ont leur vie, leurs enfants, leurs soucis aussi et qu'il est tard. Et que ma mère m'a appris qu'il fallait être « un bon petit soldat » et ne pas déballer ses problèmes. Alors, je serrais les dents, me servais un verre et regardais les pires débilités à la télé pour tenter de mettre de côté quelques heures durant les brûlures de cigarettes sur les bras de Kevin, la menace de mort proférée par un père violent, le désespoir d'une mère à qui j'avais du emmener son pitchoune ou les collègues en plein burn-out. Après une journée comme ça, je retrouvais mon mari Picard qui a toujours un repas prêt qui a juste besoin d'être réchauffé et qui ne pose aucune question. Le mari idéal pouvais-je dire par bravade parfois.

Tu m'envies et j'ai tellement de chance ? Je ne vais même pas te parler du champ de ruines de ma vie amoureuse parce que je n'aime pas trop y regarder de près, même pour toi. Parce que la femme indépendante, forte et libre que je suis semble n'être pas des plus attirante pour la gent masculine. Remarque, en général, c'est là que tu ajoutes que je suis trop exigeante et que mon comportement fait peur aux hommes. Oui, ça doit être ça, je suis une gorgone effrayante et exigeante. Si tu savais...Et ça ne s'est pas amélioré malgré mon virage radical.

Je peux te parler des décisions à prendre, des toilettes bouchées en plein week-end, des réparations à faire en urgences, de la bagnole qui tombe en rade, des impôts qui te font misère et de tout le reste. Je peux te parler de l'énergie colossale qu'il faut à certains moments pour rester debout même en étant courbée, de réussir à juste ployer sans casser parce que personne ne recollera les morceaux. Mais en soi, ça n'est pas si passionnant parce que c'est le quotidien de beaucoup de personnes. Je ne suis pas une exception. Cependant, je n'en suis pas protégée non plus par je ne sais quel bouclier magique, juste parce que j'ai changé de vie.

Tu vois, là, je suis en colère. Parce que quand tu me dis ça, j'ai presque l'impression d'avoir volé la vie que tu m'envies tant, de ne pas la mériter. Tu aimerais changer de vie, que les choses bougent pour toi ? Mais sors-toi les doigts du cul et avance ! Facile de faire ce genre de choix ? Non, en effet. C'est même l'inverse.
Je ne te juge pas. Je ne juge pas la vie que tu as et les choix parfois par défaut que tu fais. Je comprends le besoin de sécurité, de stabilité, d'amour et de reconnaissance. Tu sais quoi ? J'y aspire aussi, mais pas n'importe comment et pas seulement.
Tu as raison : mes choix n'engagent que moi et donc c'est plus « facile » de les faire. J'ai pris des risques mais j'ai aussi eu des opportunités que j'ai décidé d’attraper au vol. C'est la chance dont tu parles. Je me suis aussi plantée dans la grande largeur parfois. Et là, j'ai eu à faire face.
Tu n'imagines pas comme quelquefois j'aurais besoin de bras autour de moi et de la douceur qui vient avec. Des mots qui rassurent et qui aident à cicatriser, à avancer, à rebondir.

Que tu viennes me dire que ta vie ne te satisfait pas, que tu aimerais autre chose, que tu aies des envies d'ailleurs, d'une vie différente, je peux l'entendre et le comprendre. J'y étais et je le disais aussi. Que tu rêves et que tu me le dises...parlons-en, je suis disponible pour ça.

Mais arrête de me dire que tu m'envies et que j'ai tellement de chance ; dans le meilleur des cas je me contente de sourire en façade, dans le pire des cas j'ai envie de cogner.
J'ai juste fait des choix que j'essaye d'assumer du mieux que je peux. Je ne me plains pas de ça. D'ailleurs, en général, je ne dis pas grand chose de mes difficultés et de mes états d'âme, justement parce qu'ils découlent de mes choix et que personne ne m'a forcé à rien.
Tu veux ma vie ? Tu veux ma liberté ? Tu veux ma maison, ma campagne et mes petits bonheurs ? Sache que, dans ce cas, je te refile aussi les merdes, les clauses écrites en tout petit en bas de page, le découragement, les désillusions et tout ce qui vient avec.

Je ne regrette rien mais cela ne veut pas dire que ce soit facile tous les jours. Alors au lieu de me dire ce genre d'âneries , de me dire que je suis « courageuse », que tu « m'admires », tais-toi ou trouve autre chose. Tu me découvres dure et brutale ? J'ai un scoop pour toi, je le suis aussi. Et plus que tu ne le crois. Et je te le redis : je ne me plains pas alors ne viens pas me plaindre non plus.

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