jeudi 16 mai 2013

De places, de mains et de coeurs

Un jour, je ne pourrais pas retrouver le jour exact, j'ai réalisé que j'avais atteint l'âge que ma mère avait dans mes premiers souvenirs. J'ai pris une claque. Confusément, j'ai eu l'impression de quelque chose d'important. Une génération était passée.

Un autre jour, c'était à un repas de Noël, j'ai eu une joute verbale assez intense avec ma mère. A un moment, j'ai eu à l'esprit l'argument Ippon pour un jeu-set et match. J'ai laissé filer. A cette minute très précise, j'ai eu l'impression d'une mise à l'équilibre de quelque chose. Je savais. Après, l'important n'était pas de « gagner » ou de « perdre ». Savoir que je pouvais m'était suffisant.

Cela fait plusieurs années que la génération du dessus avance dans des âges doucement déclinants. Que ce soit ma mère, mon père ou d'autres personnes de cette génération là, ils sont un peu plus lents, un peu plus tassés, blanchis et plissés. L'esprit est toujours là, l'étincelle dans le regard aussi. L'envie de vivre et de profiter est ancrée au corps mais elle s'exprime autrement, en tenant compte de ce corps qui décline justement. Les gestes sont plus posés un peu malhabiles parfois voire meurtris. Certaines d'entre-elles ont une troisième jambe, de bois ou d'aluminium fleuri, pour se déplacer. Le temps s'écoule autrement.

Cela fait un moment déjà que j'ai pris conscience d'un renversement dans les positions. Ils étaient protecteurs et prescripteurs. Ils sont toujours attentifs et attentionnés mais plus vulnérables. Une de mes grands-mères m'appelait affectueusement son « petit bâton de vieillesse ». Je suis juste devenue avec les années une de celles vers qui ils se tournent lorsque certaines choses sont à régler. Je suis devenue (avec d'autres) un appui qui n'a plus rien de petit.
A deux reprises aux cours de cette paire d'années, j'ai eu à fréquenter les hôpitaux, parler aux médecins, prévoir et signer des papiers « au cas où ». J'ai tenu des mains, rempli des verres d'eau et écouté des sommeils ténus. J'ai eu peur aussi. Peur que la Grande Faucheuse ne passe faire sa moisson alors que je n'y étais pas prête. C'est dans l'ordre des choses de la vie mais égoïstement, j'aimerais encore un peu de temps avec eux. Juste encore un peu.

J'ai réalisé que sans prévenir, les années et les événements m'avaient doucement fait glisser. D'enfant de mes parents je suis devenue leur fille. D'enfant de la famille je suis devenue leur nièce. C'est difficile à expliquer. La hiérarchie de la généalogie est là, inéluctable. En revanche, le rapport d'autorité n'existe plus. L'adulte dans sa force de l'âge se tient devant des adultes dans la fragilité de leurs blanches années.

J'ai appris la patience. J'ai appris la fermeté tendre. J'ai appris l'indulgence. J'ai apprivoisé cette sensation diffuse que ça peut arriver n'importe quand, que chaque moment est important car le temps ne s'arrête pas et qu'il faut que je profite d'eux encore. Parce que cela va s'arrêter et qu'alors il sera trop tard.
Cela ne veut pas dire que j'ai tout oublié ou que j'accepte tout. Cela veut juste dire que j'ai appris à faire la part des choses.

Il n'y a pas si longtemps à l'échelle d'une existence, ils ont lâché ma main pour me laisser aller vers ma vie mais sans jamais me lâcher du regard ni de leur affection, parfois malgré moi.
J'ai marché mes chemins, trébuché, réussi. J'ai avancé et je me suis dressée, déployée, aguerrie.
Aujourd'hui à mon tour, je leur prends la main et je ne les lâche plus du regard ni de mon affection.
Entre les deux, il y a eu des décennies de vies pour chacun.

Je crois que sans y prendre garde, presque à mon insu, je suis devenue adulte.

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